Dans une librairie qui ne ferme jamais, un homme attend derrière son comptoir une tasse de tisane à la main.
Sa boutique reste ouverte toutes les nuits, au cas où un client aurait besoin de lui. L'angoisse qu'un lecteur puisse errer dans les rues en mal de livre lui a oté le sommeil. Depuis, il veille, tapit au fond de son fauteuil.
Régis De Sa Moieira a écrit
Le Libraire et chez lui la porte d'entrée fait "poudoupoudoupoudou".
Sur l'avenue pas loin d'ici, il y a aussi une petite librairie de ce genre. J'ai mis longtemps avant de la voir.
La façade est toute grise, la vitrine bouchée par les livres entassés et de vieux paniers en fil de fer. Pas de pub, pas d'enseigne, elle ne semble attendre personne. Elle est juste là.
La première fois que je l'ai remarqué, je ne l'ai pas vue. Je l'ai sentie.
Une odeur d'encre, de vieux papiers, de vieux livres...
J'ai mis longtemps avant d'y entrer. Les montagnes de livres à l'intérieur m'impressionnaient.
Lorsque finalement, j'ai osé pénétrer dans ce qui ressemblait à un tombeau, j'ai repensé au roman de Régis De Sa Moieira.
Les livres sont empilés jusqu'au plafond et un sentier est taillé entre les arbres de papier. Ici ils sont redevenus végétaux.
Bien serrés les uns contre les autres, ils créent une forêt compacte : impossible de marcher côte à côte dans l'allée. De part en part des marchepieds sont aménagés pour permettre aux clients de se croiser (si jamais plusieurs clients se trouvaient en même temps à l'intérieur de la boutique...)
La première fois que je me suis avancée à l'intérieur, j'ai lancé un timide "bonjour". Le son de ma voix a été avalé. Un écho m'a pourtant répondu derrière une pile de livres reliés. En regardant au dessus des romans, j'ai aperçu un petit bureau tassé dans un recoin. Une petite bonne femme classait des fiches en carton dans des boîtes à chaussures.
Je voulais une pièce de théâtre de Boris Vian. De peur de provoquer une avalanche, j'avais demandé conseil à la propriétaire. Sans hésitation elle s'était dirigé vers l'arrière de sa boutique, m'entraînant à sa suite. Après deux virages autour d'une tour bancale, elle s'était accroupie pour tirer une valise contenant les livres de Boris Vian.
Si un personnage en costume du 19ème siècle était sortit d'une des allées, je n'aurais certainement pas été plus surprise que ça, tellement le lieu est atypique. (J'avais eu la même sensation la première fois que je m'étais baladée dans le parc des Buttes Chaumont, à 5 minutes à peine de cette librairie...)
Sortir un livre d'ici donne l'impression de fragiliser l'édifice. Les murs semblent tenir grâce aux pensées des romanciers, philosophiques, religieux, et autres conteurs, poètes et scientifiques qui sont amassés là.
Ce premier jour, j'étais quand même repartie avec un ouvrage. Aucune idée du nombre de personnes qui avaient pu le lire avant moi. J'avais l'impression de participer à une chaîne de sauvegarde. J'étais dans
L'Ombre du Vent et son cimetière des livres oubliés, j'étais Thursday Next dans
L'Affaire Jane Eyre, j'étais dans un livre.
J'y suis retournée. Parfois juste en rêve.
C'est une cachette idéale, les nombreuses caisses en bois offrent un bon replis pour réfléchir, pour trouver un peu de calme dans le mouvement perpétuel de la ville ou juste pour s'assoir et écouter le bourdonnement contenu dans les livres, afin d'apaiser celui contenu dans ma tête. Le chuchotement des bouteilles dans
Vin de Bohème contre le bruissement des pages dans cette librairie.
Et parfois j'y suis retournée "pour de vrai".
Pas souvent en fait, mais toujours avec beaucoup de plaisir. En passant la porte, la rue disparait, le monde s'éteint, les bruits n'existent plus. J'imagine toujours que je vais ressortir dans une autre ville, la librairie comme portail spatiotemporel...
Pas de crise de claustrophobie là, plutôt la même sensation qu'avec les oeuvres de Joseph Beuys, le silence au coeur du musée, les bruits assourdis par la feutrine, le piano aphone...
* * *
Je suis retournée dans ce monde de papier pour une dernière fois. J'ai apporté avec moi des livres. Ceux que je ne garde pas. Au final, ils ne sont pas nombreux. A peine de quoi remplir un carton...
J'aurais pu les apporter dans une boutique bien aérée, avec des néons, des codes barres et un joli classement alphabétique par thème-auteur-taille-couleur et récupérer 2 ou 3 euros pièce.
J'aurai pu.
J'aurais tout aussi bien pu les abandonner dans la ville, et contacter les BookCrosseurs pour qu'ils se mettent en chasse.
J'aurais pu.
J'ai préféré les laisser partir par grappes de 1 euro les 3.
J'ai préféré les amener là, Régis De Sa Moieira, Daniel Pennac, Boris Vian, Johanne Harris, Raymond Queneau et René Barjavel, entre autres... J'ai l'impression de les rendre à la vie sauvage en agissant ainsi. J'ai l'impression, qu'ils vont discuter un peu avec leurs nouveaux voisins avant d'aller porter leurs histoires ailleurs. Cette librairie, c'est un peu le sanctuaire pour les Hommes-Livres de
Fahrenheit 451.
Si je devais être Gardienne d'une Histoire, pour les jours légers, j'aimerais bien être
Le Libraire...